10 ans de web – 1995 – 2000 : le temps de l’innocence

paperJam.lu – 24 février 2006 – par Olivia Arend

Novembre 1995, exposition Telepolis. Un nerd prêche l’avènement du cybermonde avec pour preuve tangible qu’on peut déjà «surfer sur la Toile en introduisant des URL dans un browser». Le discours ne sera pas nébuleux bien longtemps…

Lors de cet événement coordonné au niveau local par François Altwies (aujourd’hui consultant chez Telindus eSolutions), le grand public découvrait son hypothétique et virtuelle vie future dans la ville en réseau, mais Internet avait déjà tissé quelques premiers fils concrets pour réaliser ce voeu pieux. Les chercheurs du CRP Henri Tudor pouvaient se connecter à l’international dès 1990 via le serveur mis en oeuvre par Restena, qui relie le pays au Réseau en avril 1992. L’ancien patron de XYZ Productions (3D…) se souvient d’un des premiers sites mis en ligne au Luxembourg, en 1994: “c”était celui du MEN. Juste un site de présentation…

Mais à l’époque c”était déjà énorme, et toujours l’oeuvre de fanatiques!” Parmi les pionniers également, le Tageblatt, dont la première version Web, complémentaire à l’imprimé et première source d’information en français en ligne au Grand-Duché, date de 1994. C”est ce qu’on appelle avoir une longueur d’avance. A titre de comparaison, le quotidien français Le Monde n’apparaît en ligne qu’en 1995, la même année que Wort.lu. Côté secteur privé, Concept Factory créait son département multimédia; feue Europe Online voyait le jour en juin 1994 et, un an plus tard, se disait bien décidée à devenir un pilier de l’Internet multimédia, dont les exploitations didactiques étaient encouragées dès 1995 avec l’hébergement chez Restena de pages web créées dans les écoles, connectées alors par ISDN. Le studio 352 Productions, où travaillait un certain Samuel Dickes, était l’antre des premiers sites Internet luxembourgeois.

1995 est aussi l’année où Paul Retter (pour l’anecdote, on lui doit à ce moment le premier cybercafé, situé au Marx) et Claude Radoux ont donné naissance à Luxembourg Online, à l’origine de bien des sites avant de se concentrer sur les télécommunications via Internet à partir de 2000. Les souvenirs en matière de “nouvelles” technologies de Marco Barnig, Chef de l’Unité Commerciale de la Division des Télécommunications aux P&T, remontent encore plus loin: “J”ai moi-même commencé à y travailler dès 1974 et, à la fin des années 80, nous avons créé des passerelles via minitel, avant de coopérer avec Restena”. Une fois Internet dévoilé au grand public, les P&T ont continué leurs investissements dans les NTIC, s”impliquant dans les nombreuses expériences pilotes et dominant encore aujourd’hui 80% du marché.

1996-1998: on furète et on agit

Les premiers sites destinés à guider l’internaute sur le Web apparaissent en 1996, une fois l’accès à Internet libéralisé. Samuel Dickes, inspiré par Yahoo!, met ainsi en ligne l’annuaire national Luxweb, avec l’aide de Guy Sandt, et crée d’autres sites sous la dénomination Alpanet. L’étudiant Christian Gillen, lui, propose le répertoire LuXPoint. La fin de 1996 voit la première publication en ligne des Éditions Mike Koedinger, Explorator.lu et, par la même occasion, la mise en route du premier concours Lëtzebuerger Web Awards, qui vivra quelques années et constitue un premier pas dans la fameuse convergence avec le réel, vu que les résultats du vote en ligne sont proclamés lors d’une “vraie” cérémonie officielle. L’éditeur conserve cette idée en 1997, avec la création parallèle de Nightlife.lu, premier site du genre au Grand-Duché, et du titre papier éponyme. à cette époque, “la profusion de sites extrêmement populaires, surtout auprès des jeunes, basés sur des aspects communautaires, est un phénomène spécifique au Luxembourg, en raison de la proximité géographique et de la taille réduite du public”, se souvient Raoul Mulheims, étudiant à l’époque, co-fondateur de l’agence web Nvision en 1999 et qui va fêter ses 10 ans d’existence de son petit chat devenu grand cette année-ci, Luxusbuerg, dont le succès ne se dément pas.

Fin 1996, le Goethe Institute continue à tracer le sillon de Telepolis en organisant le cycle La société multimédia en question où, pendant 6 mois, seront débattues les sempiternelles questions du travail, des loisirs, des arts, de la littérature et de la démocratie. En 1997, la BIL propose un produit d’Internet Banking et Guy Sandt met en place Click2View, le système de rotation gratuite de banners sur les sites affiliés. Carole Brochard, consultante chez le spécialiste de l’accompagnement nouveau média MindForest (voilà une start-up qui a réussi!), avait rejoint en 1998 les troupes du New Media Group de son patron actuel, Guy Kerger.

Elle se remémore l’état d’esprit de l’époque: “J”ai revécu l’effervescence des débuts du Web que j’avais eu le privilège de connaître quatre ans auparavant à Paris. Ici, il n’y avait encore que peu de prise de conscience, de la part de certains grands acteurs monopolistiques du marché, que le Web allait changer leur métier et/ou leur façon d’entrer en contact avec leur public. Une position trop confortable nuit à la prise de risque… Le vent nouveau est surtout venu des jeunes acteurs et, dans les années 1999 et 2000, le Luxembourg a vécu au même rythme que les autres capitales européennes: il n’a pas échappé à la douce folie de la nouvelle économie, de ses start-ups, incubateurs et autres venture capitalists qui se retrouvaient au First Tuesday”.

1999-2000: accélérations tous azimuts

Dans une étude portant sur le 1er semestre 1999, l’ILReS estime que le nombre d’utilisateurs d’Internet s”élève à 20%, soit une augmentation de 6% en un an. Pour les satisfaire, c’est en quelques heures, le 1er novembre, qu’apparaissent simultanément trois offres d’accès gratuit à Internet pour tous, avec espace web personnel et e-mail: Access4You, de Spider.lu, le premier portail informatif avec moteur de recherche, créé la même année par Mike Koedinger Éditions, GMS et XYZ Productions; celle de Luxembourg Online (à qui Access4You sera cédée en 2002) et celle de Connexion Interway. 30 jours plus tard, les P&T baissent pour la seconde fois leurs tarifs, avec un abonnement mensuel passant de 590 à 195 LUF et des communications en chute de plusieurs dizaines de centimes. Le même opérateur historique, avec quelques autres actionnaires importants, lance le 3 décembre 1999 la plate-forme d’e-commerce Luxsite, qui prétendait fédérer l’offre et la demande de biens et services variés existant déjà “en vrai” tout en assurant une distribution impeccable avec, en ligne de mire, la Grande Région.

Ailleurs, les châteaux de cartes s”effondrent

La manne luxembourgeoise bien remplie, 2000 pouvait débuter sous les meilleurs auspices, d’autant que le bogue n’avait pas eu lieu… En janvier, gouvernement.lu est enfin mis en ligne et, selon un sondage de l’ILReS, 66% des répondants pensent qu’ils auront prochainement recours au e-commerce pour une partie de leurs achats, même si la préférence va nettement au commerce traditionnel. On recensait apparemment à l’époque plus de 50 “e-vendeurs” locaux. En mai, 8.204 noms de domaine en “.lu” sur les 9.681 (21.059 en juillet 2005) existants sont réservés par des entreprises, et le programme eLuxembourg est annoncé en grandes pompes.

Donc c”était un fait: oui, Internet renforçait ses fondations et le nombre de ses adhérents, du côté de l’offre comme de la demande, était de plus en plus nombreux. Oui, le 3e millénaire serait Internet ou ne serait pas. Oui, les enthousiastes sont ceux qui font avancer le monde. Mais, face à un trop-plein d’optimisme, à l’irréalisme de certains projets et, plus globalement, au contexte international, la machine allait bientôt s”emballer…

Ici: énergie et impatience La charnière entre les balbutiements de l’Internet luxembourgeois et le passage non pas à la maturité, mais vers une seconde étape, c’est 2001. Au programme des joyeusetés: arrivées bien pensées, rachats plus ou moins heureux, faillites et moult interrogations existentielles… qui avaient commencé plus tôt pour certains. C”est-à-dire ceux qui suivaient de près les aléas des start-down aux États-Unis, par exemple, ou qui s”affolaient du fait que, de mars à avril 2000, l’action de l’hébergeur français Multimania, soit passée de 125 euros pour sa première cotation à seulement 30 euros après un mois.

Le quotidien Libération, sous le titre “Nouvelle économie: la fin des flambeurs”, n’avait-il pas consacré sa Une du 19 mai 2000 au dépôt de bilan de Boo.com (qui?), qui avait pourtant réussi à devenir multinationale en quelques semaines? Au même moment, la sensibilisation des entreprises à la chose NTIC était assurée tambour battant par l’Observatoire des Nouveaux Médias (New Media Group) avec, à sa tête, Carole Brochard.

Vincent Ruck, ancien de l’Observatoire, aujourd’hui consultant chez MindForest, a palpé cette frénésie de près, et se retourne sur ce passé pas si lointain où flottait le sentiment que le monde de demain, c”était pour l’heure suivante: “Les médias internationaux faisant leurs choux gras d’Internet, les quelques dizaines de personnes qui s”intéressaient ici aux nouvelles technologies se sont retrouvées aux premières loges, prêtes à déchirer les anciennes manières de travailler de gens qui, dans un autre contexte, ne les auraient même pas regardées. Je me souviens de tables-rondes durant lesquelles j’expliquais doctement comment la révolution allait se passer à des auditeurs qui avaient l’âge de mon père et ressortaient impressionnés par le sujet. Il ponctue: Je pense qu’on avait oublié que les technologies sont complexes et progressent certes de plus en plus vite, mais toujours plus lentement que l’imagination…”.